L’absence d’herbes selon Tozan

Texte lu par Marie-Françoise au Mans le jeudi 21 novembre 2019

Dans l’obscurité, derrière les stores aveugles, un vieil arbre, avec ses branches squelettiques, mettez-vous à l’affut des vents du printemps, préparez-vous à rentrer dans les champs incendiés.

Ici le maître nous invite à trouver une terre inhumaine, stérile, sans aucune trace de vie. Qu’entend-il par là ? Justement son invitation intrépide et folle concerne tous les agendas, buts et espoirs qu’il s’agit de contredire et balayer. Sawaki Kodo, le grand réformateur du zen au XXe siècle le disait sans détour : « Zazen est absolument inutile, cela ne sert à rien ! » Vous perdez votre temps.

L’idée, ou plutôt l’enseignement, est ici que la pratique elle-même est la voie. La voie ne conduit nulle part qu’à sa pratique. Il n’y a pas de voie sans pratique ni de pratique sans voie. Que faire ? Laissez le zen assis devenir ce que vous êtes sans plus se soucier du pourquoi ni même du comment. Voilà l’essence que ce koan nous propose. Une invitation radicale à abandonner tous les calculs mesquins et les recherches avides, les ambitions innombrables et les désirs les plus spirituels, autant de mauvaises herbes sur le chemin de la réalisation.

La seule réalisation qui vaille est de devenir le chemin. Là, il n’y a plus de voyageur, de chemin ni même de destination. Un pas après l’autre, c’est tout.

Pierre Taïgu Turlur
La saveur de la lune, Albin michel

Etre réalisé par l’infinité des existants

Texte lu par Marie-Françoise le jeudi 14 novembre 2019 au Mans.

Etudier la voie c’est s’étudier soi-même, s’étudier soi-même c’est s’oublier, s’oublier c’est être éveillé, éclairé, réalisé par l’infinité des existants.

S’étudie soi-même c’est être capable de couper à travers toutes les épaisseurs des fausses identités : je suis ceci et cela, j’accomplis ceci, je fais cela…c’est prendre la mesure de toutes les histoires que l’on se raconte pour confirmer que l’on existe, c’est se rendre compte qu’on peut vivre plus simplement sans toute cette comptabilité à la petite semaine. On réalise alors que l’on peut participer joyeusement et pleinement à la vie quand la vie est là, à la mort quand la mort est là. S’oublier c’est abandonner ses petites habitudes, ses petits attachements, c’est laisser là toute volonté de se saisir de ces facettes pour croire en un moi séparé du reste du monde : telle est la source de toutes les souffrances, cette méprise originelle que nous entretenons avec obstination ; nous nous identifions volontiers à ces pensées, qui ne cessent de défiler en toute incohérence, à ce corps dont la beauté fragile fane bien trop tôt, et nous répétons à qui veut l’entendre des mots vides de sens : moi, je, mon, mien.

La pratique de l’assise encourage celui qui s’y adonne à contempler la supercherie, se défaire de toute velléité de l’entretenir et tout simplement cesser de tisser ce qui obstrue la nature véritable. Plutôt que de nous donner d’autres jouets, d’autres marottes et chimères pour tuer le temps, la pratique de la méditation nous ôte tout divertissement. On s’y ennuie ferme. Et rien à en attendre. Hormis qu’elle nous libère de tous les échappatoires et nous ramène à l’essentiel.

Pierre Taïgu Turlur
La saveur de la lune, Albin michel

Faire le thé et partir

Texte lu par Marie-Françoise au Mans le jeudi 7 novembre 2019.

L’attitude juste consiste non pas à renforcer l’idée d’être un observateur mais de l’inviter à s’effacer. Conformément à l’invitation de Dogen :

Etudier la voie c’est s’étudier soi-même, s’étudier soi-même c’est s’oublier, s’oublier c’est être éveillé, éclairé, réalisé par l’infinité des existants.

S’oublier c’est disparaître tout à fait dans l’activité, quoi qu’on fasse, se contenter de ne faire que cela. « Faire le thé et partir », dit un adage zen : ne pas se retourner, ou vouloir à tout prix emporter avec soi actions ou réalisations. C’est revenir à personne, n’importe qui, accepter l’immense soulagement et légèreté de n’être rien. Et n’être pas grand-chose c’est trouver toutes choses, voir alors la séparation d’avec les autres tomber d’elle-même et ne plus se soucier de laisser derrière soi des traces de réalisation.

Pierre Taïgu Turlur
La saveur de la lune, Albin michel

Faire silence (2)

Texte lu par Marie-Françoise au Mans le 31 octobre 2019.

Cela faisait longtemps que Yakusan n’était monté s’asseoir sur la haute chaise. L’intendant du monastère s’adressa à lui en ces mots : « Les moines réclamentdepuis longtemps des enseignements pour les guider, pourriez-vous, pour le bien de tous, donner un enseignement ? » Alors Yakusan fit retentir la grande cloche et les moines se réunirent. Yakusan s’assit sur la chaise, y demeura silencieux quelques temps, en descendit et rejoignit ses quartiers. Plus tard, l’intendant lui dit : « Vous avez accepté de donner un enseignement pour le bien de la communauté, pourquoi n’avez-vous pas prononcé un seul mot ? » Yakusan réplique : « Vous trouverez des enseignants pour les soutras, des doctes pour les commentaires, mais pourquoi embêtez-vous ce vieux moine ? »

Ce moment sans aucune parole ni distraction, c’est l’enseignement de Yakusan, intrépide et sans aucune solennité. Il s’assoit sur sa chaise et incarne la plénitude des enseignements, il devient l’enseignement lui-même, renvoyant chacun à chacun. La réponse qui est faite aux moines avides de directives et d’orientation désarçonne l’esprit en proie à l’appétit. Les moines veulent leur pitance, ils quémandent des friandises, des sucreries pour distraire leur ennui. Or l’ennui est ici extrêmement fécond. Yakusan fait exactement comme le Bouddha sur le mont des Vautours lorsque, en guise de tout sermon, il saisit une fleur et la fait tourner entre ses doigts. Seul alors son disciple Mahakashyapa sourit et cet épisode est désormais pris en exemple pour illustrer la transmission des enseignements dans le zen.

L’action de monter et de descendre, l’action de revenir dans ses appartements, constituent un enseignement vivant. Le Dharma c’est laisser l’être s’écouler et fleurir en agir. Une dynamique débarrassée de toute espèce d’attachement à ceci ou à cela donne vie à l’espace. Yakusan déploie l’enseignement lumineux du silence. Lorsque la vérité de la pratique trempe les os, l’éloquence est l’être-là, une présence qui va et vient.

Pierre Taïgu Turlur
La saveur de la lune, Albin michel